Chapitre X
Lorsque Morane avait quitté la clairière pour se rendre au village pygmée, Broom s’était mis à ronger son frein. Il enrageait au sens propre du terme et se demandait comment sortir de cette impasse. Non seulement les émeraudes lui échappaient mais, en outre, Morane ne manquerait pas de le livrer à la justice à leur retour à la civilisation.
« Il faut que je m’en sorte, songea-t-il, il faut que je m’en sorte ! Mais comment ? » Bien qu’il ne fut pas attaché, il ne possédait pas d’armes, et Reeves était assis à quelques mètres de là, tout contre l’hélicoptère, son fusil mitrailleur à portée de la main. Avant que Broom eut atteint la lisière de la forêt les balles meurtrières l’auraient frappé. D’autre part, il ne pouvait s’aventurer, désarmé, à travers la jungle…
L’Australien tournait et retournait ses projets d’évasion quand ses regards tombèrent sur un objet allongé, couché dans les hautes herbes. Il n’en pouvait distinguer grand-chose mais, tout de suite, il mit cependant un nom sur cet objet : un fusil mitrailleur. Certainement l’un de ceux abandonnés par Ballantine, Blaine et Felton lors de leur départ.
Lentement, faisant mine de marcher en rond, Broom se dirigea du côté de l’arme. Bientôt, elle fut à ses pieds et, à la dérobée, il put l’inspecter aisément. Un chargeur y était engagé et elle était prête à tirer. Broom savait que c’était le moment ou jamais de risquer sa chance. Il se baissa brusquement et saisit le Thompson.
Reeves sursauta, mais trop tard. Le canon du fusil mitrailleur, tenu par l’Australien, était braqué sur sa poitrine.
— Éloignez-vous de votre arme, fit Broom d’une voix menaçante, et croisez les mains au-dessus de la tête…
Reeves savait l’Australien capable de le tuer froidement sans la moindre hésitation, aussi obéit-il aussitôt.
— Mettez-vous près de monsieur Reeves, dit encore Broom en se tournant vers le pilote et le mécanicien de l’hélicoptère, et ne vous avisez pas de jouer les héros. Je n’hésiterais pas à vous descendre comme des chiens !…
La voix du bandit devait être suffisamment persuasive, car les deux hommes obtempérèrent sans aucune résistance.
— Tournez le dos tous les trois, commanda Broom à nouveau.
Les trois hommes obéirent, s’attendant sans doute à recevoir une rafale de Thompson dans les reins, mais tel n’était pas le dessein de Broom. Il voulait fuir, et répandre le sang inutilement ne l’avançait en rien car, au cas où il serait repris, la corde l’attendrait, et il ne l’ignorait pas.
Le fusil mitrailleur sous le bras et tout en surveillant ses prisonniers, Broom réunit un revolver, des munitions, un sabre de brousse et quelques vivres trouvés dans le cockpit du Sikorsky. Il passa le revolver et le sabre de brousse dans sa ceinture et enfouit le reste dans une musette appartenant au pilote. Il regrettait réellement d’être incapable de piloter un hélicoptère. Peut-être aurait-il pu obliger le pilote à le conduire là où il le voudrait, c’est-à-dire dans un lieu civilisé quelconque, mais il devinait que, aussitôt débarqué, il serait dénoncé et appréhendé par les autorités. Il préférait donc fuir par la jungle malgré les énormes dangers que cela présentait car, cette fois, il n’aurait plus à compter sur l’aide des Pygmées. Au contraire, après le coup des émeraudes, il lui faudrait les éviter sous peine de servir de plat de résistance au cours d’un de leurs festins rituels.
Au moment de prendre le large, Broom se souvint qu’il n’avait pas de boussole, objet indispensable s’il ne voulait pas courir le risque de s’égarer dans la jungle. Il résolut donc de s’approprier celle de Reeves. S’approchant de l’Américain, il entreprit donc de le fouiller. Reeves choisit ce moment pour se jeter sur le scélérat et tenter de le désarmer. Malheureusement, la vigilance de Broom ne s’était pas relâchée. La crosse du fusil mitrailleur frappa durement Reeves à la joue et le jeta sanglant dans les hautes herbes. Déjà, Broom avait braqué son arme sur l’Américain étendu sur le ventre. Les yeux brillant de fureur contenue, tout son corps frémissant, il semblait prêt à tirer, mais il se contint.
— Vous avez de la chance, monsieur Reeves, dit-il entre ses dents serrées, que je ne me sente pas disposé à vous tuer. Mais ce chien de Morane, oui. Si un jour je le retrouve…
Broom se pencha sur Reeves et s’empara de la boussole.
— Qu’aucun de vous trois ne bouge, fit-il encore.
Lentement, la musette à l’épaule et le fusil mitrailleur braqué, il se mit à reculer vers l’extrémité de la clairière.
Quand Frank Reeves tourna précautionneusement la tête et regarda par-dessus son épaule, la jungle s’était déjà refermée, telle un gigantesque piège, sur la personne de Lewis Broom le forban, de Lewis Broom le désespéré, que jamais sans doute elle ne rendrait.
*
* *
Quand Robert Morane, toujours porté dans son palanquin en bambou, déboucha dans la clairière, la première personne qu’il aperçut fut Reeves qui courait dans sa direction en gesticulant à la manière d’un messager annonciateur de quelque catastrophe. Bob mit pied à terre et, quand l’Américain fut arrivé à sa hauteur, il aperçut le sang souillant sa joue et poissant sa barbe. Tout de suite, il craignait quelque désastre.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude.
— Broom m’a pris en défaut, expliqua Reeves. Nous avions oublié les fusils mitrailleurs abandonnés par nos amis avant le départ, et Broom a réussi à en récupérer un. Quand je m’en suis aperçu, il était trop tard.
Rapidement Reeves mit Bob au courant des évènements qui avaient permis à l’Australien de prendre la fuite.
— Il est inutile de chercher à le rejoindre maintenant, fit Morane. Ce gredin a trop d’avance et le chercher dans cette jungle équivaudrait, malgré l’aide des Négritos, à rechercher une aiguille dans une meule de foin. J’aurais pourtant bien voulu ramener ce sacripant à Port-Moresby où il aurait dû rendre compte de ses actes.
Pendant un long moment, le Français parut abîmé dans ses réflexions, puis il parut se dépouiller d’une idée lancinante et il haussa les épaules avec insouciance.
— Bah !, dit-il, la jungle se chargera bien de faire justice à Broom. Déjà Greb et Rojas ont payé de leur vie leur scélératesse. Si l’on s’en rapporte au vieil adage du « jamais deux sans trois », Broom périra dans ces montagnes comme ses acolytes y ont péri. Si la faim, la soif, les fièvres, les serpents, les crocodiles ou les marais ne viennent pas à bout de lui, les Négritos ou les Alfourous se chargeront de lui faire un sort moins enviable encore.
Telle fut toute l’oraison funèbre de Greb, de Rojas et de Broom.
Quelques minutes plus tard, Reeves et Morane étaient installés dans le cockpit arrière de l’hélicoptère. Le pilote poussa la manette des gaz et le rotor se mit à vrombir, forçant les Négritos à une retraite prompte et prudente.
— Adieu, Vallée Infernale, cria Reeves.
Soudain, ce fut comme si les hommes avaient pris place dans la cabine d’un de ces ascenseurs préhistoriques qui en raison de leur vitesse, n’ont jamais valu un bon escalier. Ensuite, le Sikorsky, comme libéré, bondit en gauchissant et franchit d’une seule envolée la ligne des arbres, pour filer aussitôt plein ciel en direction du sud-est. Sous lui, ce ne fut bientôt plus que le monotone déroulement des montagnes et des jungles inhumaines, à l’infini.
Frank Reeves soupira.
— Allons, dit-il, une nouvelle vie va bientôt commencer. J’ai passé des années prisonnier de ces montagnes maudites où j’ai vécu presque comme un sauvage. Et que m’en reste-t-il ? Rien, sauf des souvenirs… et cette barbe de patriarche qui bientôt tombera sous le rasoir.
— Vous oubliez ceci, mon vieux Frank fit Morane en ouvrant le petit sac de cuir et en faisant rouler les émeraudes dans le creux de sa main.
L’Américain considéra les gemmes d’un œil morne.
— Où avez-vous pris cela ? demanda-t-il.
Bob se mit à rire.
— Je ne les ai pas prises, rassurez-vous. Le chef des Négritos me les a données en échange de mes bons services, de nos bons services. Il y en a une part pour vous…
Un sourire amusé fit-briller les yeux de Frank.
— Mon vieux, vous me faites rire avec vos ridicules petits cailloux verts. Aux États-Unis, j’ai un paternel qui en a un jour avalé douze comme ça, croyant que c’étaient des bonbons à la menthe verte. Il en a gagné des crampes d’estomac du tonnerre, mais son compte en banque ne s’en est même pas ressenti. Non, pas d’émeraudes pour moi. Peut-être pour en faire des boutons de manchettes, mais j’en ai des tas qui m’attendent dans mon appartement, à New York. Gardez vos cailloux, mon vieux. Vous m’avez tiré de mon état de Robinson et c’est bien assez.
Bob n’insista pas, car il se rendait compte que la part qu’il offrait à Reeves équivalait à une goutte d’eau offerte à l’Océan.
— Et Felton et Blaine, dit-il, peut-être accepteront-ils…
— Guère plus. Je prends soin d’eux à partir de ce jour. Nous avons vécu ensemble pendant plusieurs années, sur un même pied d’égalité, supportant les mêmes travaux, les mêmes angoisses et il serait illogique qu’après cela Blaine retourne s’engager comme cow-boy dans un ranch au Texas et Felton comme graisseur dans un garage de Brooklyn alors que moi je retrouverais ma petite vie dorée et diamantée de fils à papa bien nourri. Non, mon vieux Bob, Blaine et Felton n’ont pas besoin de ces émeraudes.
Morane haussa les épaules.
— Tant pis, dit-il, puisque personne n’en veut, j’en ferai deux parts. Une pour Bill et une pour moi. Bill retournera en Écosse et achètera la ferme à laquelle il rêve. Moi…
— Oui vous Bob ?
— Moi, je vais rentrer à Paris, revoir le boulevard Saint-Germain, Notre-Dame et la butte Montmartre. Ensuite, je m’offrirai un peu d’aventure, car elle aussi se paie de nos jours…
Reeves regardait le Français avec intérêt.
— De l’aventure, fit-il. Vous sortez à peine de celle-ci et, déjà, vous rêvez de plaies et bosses. Je parie que, quand vous étiez petit, vous vouliez devenir explorateur, ou marin, ou faire partie du premier équipage en route pour la Lune.
— C’est cela tout juste, répondit Bob. Je rêvais de tout cela, et de bien d’autres choses encore. Mais, pour le moment, j’aspire seulement à arriver à Port-Moresby pour y prendre un bain. Non pas un bain comme l’on peut en prendre à Téléfomin, sous un seau percé, mais un vrai bain, dans une baignoire, avec eau chaude, eau froide, savon à la lavande, sels et toute la lyre.
Frank Reeves passa la main dans son épaisse barbe noire dissimulant en grande partie ses traits jeunes et énergiques et murmura d’un air rêveur :
— Un rasoir si seulement je pouvais avoir un rasoir…
Les deux hommes s’entre-regardèrent et, brusquement, partirent d’un énorme éclat de rire qui secoua l’hélicoptère comme une tempête, ou presque…